Trois bonnes nouvelles coup sur coup. Mais restons circonspects : conjonction d’astres ne vaut pas alignement

L’évolution des institutions européennes vers une forme fédérale n’est pas une fin en soi, pas plus qu’elle ne constitue un phénomène spontané. Cependant depuis les premières décisions sérieuses en 1950 concernant la mise en œuvre de dispositifs visant à traduire concrètement et durablement la nécessaire solidarité des peuples européens, et comme l’annonçait déjà Robert Schuman, seule cette architecture graduellement introduite a démontré sa capacité à répondre aux attentes exprimées de paix et de prospérité collective. Au-delà des lamentables et tragiques errements de notre propre passé, où que l’on se tourne de nombreux exemples continuent malheureusement de confirmer que tout autre mécanisme de « coopération », même de bonne foi, mais prudent et réservé par construction car refusant de dépasser en quelque domaine que ce soit les souverainetés jalouses des États nations, reste fragile et éphémère.

Parce qu’ils sont devenus banals, les bienfaits qu’a apporté aux peuples européens, étape après étape, l’unité croissante de leur sous-continent sont aujourd’hui oubliés. Nous jouissons de la paix sans nous en étonner et nous n’avons pas conscience d’appartenir à l’une des régions les plus riches du globe. Incapables de lire dans leurs yeux l’envie que nous éveillons chez la grande masse de nos congénères moins fortunés, nous risquons de nous recroqueviller frileusement. Mais nous enjoignons maintenant avec une force croissante l’« Europe » de nous protéger, de nous protéger contre tout : contre les États qui abusent de leur positions, contre les pandémies, contre les atteintes à notre environnement et leurs conséquences, contre les étrangers en perdition qui croient que nous pouvons les aider et que nous allons les accueillir, et finalement contre nos propres turpitudes. Dans ce monde de vents et de courants contraires, où de nouvelles menaces se manifestent tous les jours, la plupart d’entre nous n’osent pas formuler convenablement cette nécessaire souveraineté, ni même esquisser lucidement son contour. Que l’Europe devienne souveraine dans les domaines requis ne dépend pas de l’extérieur. Cela ne dépend que de nous. L’Europe devrait avoir une politique étrangère commune, mais chacun de nos États veut garder sa liberté d’initiatives diplomatiques particulières, à son profit. L’Europe devrait disposer d’une défense commune mais chacun de nos États veut conserver sa liberté d’intervenir où et quand bon lui semble. L’Europe doit prendre en charge la lutte contre les pandémies mais chacun de nos États veut conserver son droit de décider des mesures à appliquer sans laisser les autres les discuter. Nous sommes contents de pouvoir envoyer nos « surplus » de patients malades dans les hôpitaux de nos voisins (il est heureux que nous leur fassions confiance !), mais la politique de santé doit rester notre prérogative « nationale ». Il est grand temps de mettre un peu d’ordre dans nos revendications. Il est sain que notre diversité soit respectée et protégée. Mais si (puisque) l’Europe doit quand-même être unie, elle doit continuer de se doter de règles communes dans un grand nombre de domaines. Et ceci en établissant une vraie démocratie à l’échelon européen, dans le respect de « valeurs » communes. Cela relève de l’état de droit et, si les mots ont un sens, le dispositif d’ensemble qui permet tout cela constitue une architecture fédérale.

Depuis bientôt soixante douze ans, l’unité croissante de l’Europe apporte tous les jours les preuves de sa validité, de sa nécessité et de son efficacité. Comme le rappelait déjà Bino Olivi1 dans son ouvrage de référence, « l’Europe est difficile ». Sa mise en place, inachevée, a traversé de nombreuses vicissitudes. Elle a parfois connu des pauses « stratégiques », mais elle a toujours repris sa marche. Nous vivons aujourd’hui une « conjonction d’étoiles » semblant favorable à court terme à une évolution marquante. Le mois dernier nous a apporté au moins deux événements prometteurs majeurs dont il faut espérer qu’ils ne seront pas démentis à l’épreuve des faits : le tant attendu Traité franco-italien du Quirinal et, à la suite des élections fédérales du 26 septembre, le Contrat de coalition de la nouvelle majorité de gouvernement au Bundestag.

26 novembre 2021 : signature du « Traité du Quirinal »

Signé solennellement signé le 26 novembre, le « Traité entre la République française et la République italienne pour une coopération bilatérale renforcée » a très peu été commenté en France, estompé sans doute par la publication deux jours plus tôt du contrat de coalition allemand. Car nous sommes encore obnubilés par le Traité de l’Élysée de 1963 auquel, d’ailleurs, les promoteurs du nouveau traité italo-français ou franco-italien, comme l’on préfère, n’ont-ils pas eux-mêmes fait référence en envisageant la possibilité de développer ultérieurement une relation triangulaire ? Plus qu’un éventuel dédain envers nos frères transalpins malgré « l’ampleur et la profondeur de l’amitié qui nous unit, ancrée dans l’histoire et la géographie » qui serait assurément fort regrettable, gageons que ce relatif silence traduit plutôt l’humilité penaude de rédacteurs conscients de n’avoir pas su, pu ou voulu dépasser une forme juridique assez peu enthousiaste et donner un souffle véritablement historique à leur texte.

Ne comportant frileusement aucune occurrence du terme « fédéral » sous quelque forme que ce soit2, ce traité énonce pourtant explicitement l’« objectif partagé d’une Europe démocratique, unie et souveraine pour répondre aux défis mondiaux auxquels “les Parties” sont confrontées » comme bien sûr tous les autres États membres de l’Union. Mais une Europe « démocratique, unie et souveraine » peut-elle en pratique prendre une autre forme que celle d’une fédération ?

Ce traité sans autre ambition que celles d’un traité intergouvernemental comporte douze articles : Affaires étrangères ; Sécurité et défense ; Affaires européennes ; Politiques migratoires, justice et affaires intérieures ; Coopération économique, industrielle et numérique ; Développement social, durable et inclusif ; Espace ; Enseignement, formation, recherche et innovation ; Culture, jeunesse et société civile ; Coopération transfrontalière ; Organisation ; et Dispositions finales.

Son article 3 (Affaires européennes) rappelle à son alinéa 1 que « Les Parties œuvrent ensemble pour une Europe démocratique, unie et souveraine et pour le développement de l’autonomie stratégique européenne » ; et indique à son alinéa 5 que « Les Parties favorisent, lorsque cela est approprié (sic) et dans le cadre prévu par les traités de l’Union européenne, un recours plus étendu au système de la majorité qualifiée pour la prise de décisions au sein du Conseil ». Dans sa désolante mollesse, ce dernier alinéa manque cruellement de force et de vision. Il n’ouvre pas vraiment de porte vers un fonctionnement plus efficace et plus démocratique des institutions.

À plusieurs reprises et sur plusieurs thèmes, le traité promet le développement de coopérations renforcées.

À propos de politique migratoire, l’article 4 du traité indique à son alinéa 1 que « les Parties approfondissent leur coopération au sein de l’Union européenne pour préserver la libre circulation en Europe, en renforçant l’intégrité de l’espace Schengen et en améliorant son fonctionnement et sa gouvernance. Elles s’engagent à travailler ensemble pour une réforme en profondeur et une mise en œuvre efficace de la politique migratoire et d’asile européenne ». La nature de cette politique est évoquée en termes très généraux à l’alinéa 2 : « Les Parties s’engagent à soutenir une politique européenne de migration et d’asile et des politiques d’intégration fondées sur les principes de responsabilité et de solidarité partagées entre les États membres, et prenant pleinement en compte la particularité des flux migratoires à leurs frontières respectives, maritimes et terrestres, ainsi que sur un partenariat avec les pays tiers d’origine et de transit de ces flux. À cet effet, les ministères des Affaires étrangères et de l’Intérieur mettent en place un mécanisme de concertation renforcée avec des réunions périodiques sur l’asile et les migrations ». Mais aucune référence n’est faite aux principes généraux énoncés dans le préambule du traité, rappelant que la communauté de destin partagée par ses signataires « est fondée sur les principes fondamentaux et objectifs inscrits dans la Charte des Nations Unies et dans le Traité sur l’Union européenne, et que cette communauté repose sur les valeurs de paix et de sécurité, de respect de la dignité humaine, des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de la démocratie, de l’égalité et de l’État de droit » ou encore que « ces valeurs marquent leur attachement à une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité de genre ». On ne se départit pas ici d’une approche purement sécuritaire de la question. Seul le 4e alinéa de l’article 1 mentionne pieusement à propos du continent africain que « les Parties développent leurs consultations bilatérales, notamment sur les politiques pour le développement durable et sur la manière d’assurer une protection et une promotion efficace des droits de l’Homme, de l’État de droit et de la bonne gouvernance, en ligne avec la recherche d’une meilleure synergie entre l’aide humanitaire, le développement et la paix ».

Reste que ce traité, bien qu’à la fois très général et un peu étriqué, n’en demeure pas moins une brique importante pour les évolutions de l’Union européenne attendues rapidement à l’issue de la Conférence sur l’avenir de l’Europe.

Sandro Gozi, secrétaire d’état aux Affaires européennes dans le gouvernement Gentiloni à l’époque où le projet de traité franco-italien avait initialement été proposé, aujourd’hui député européen et président de l’Union des fédéralistes européens (UEF), explique de son côté que le traité du Quirinal « n’a jamais été pensé comme une réplique exacte » du Traité de l’Élysée « puisque la France et l’Allemagne ont 60 ans d’expérience dans la coopération, alors que pour l’Italie c’est la première fois » (N.D.L.R. qu’un tel engagement est formalisé). Il explique ensuite que « comme c’est la pratique pour les traités internationaux, les accords sont d’abord négociés et signés par les gouvernements puis analysés, évalués et finalement ratifiés par les parlements ».

24 novembre 2021 : signature du Contrat de coalition (Koalitionsvertrag) 2021-2025 de la nouvelle majorité au Bundestag de la République fédérale d’Allemagne

Petit miracle, il n’aura pas fallu deux mois (59 jours exactement) à ce contrat, intitulé « Mehr Fortschritt wagen : Bündniss für Freiheit, Gerechtigkeit und Nachaltigkeit » (Oser plus de progrès : Alliance pour la liberté, la justice et le développement durable), pour voir le jour. Avec une élection parlementaire à un seul tour, il est exceptionnel qu’un parti politique parvienne seul à rassembler une majorité absolue de sièges. Le plus souvent, seule l’alliance de deux partis permet d’y parvenir. À l’issue des élections fédérales du 26 septembre, aucune coalition de deux partis ne pouvant s’imposer, ce n’est qu’en rassemblant trois partis que l’on pouvait espérer y parvenir. Avec cet assemblage assez hétéroclite de prime abord, et comme souvent en pareilles circonstances, c’était le plus petit qui détenait la clef. Il aura donc fallu une immense patience, une grande volonté d’aboutir et un remarquable savoir-faire pour boucler ce pacte qui semble cependant respecter les priorités idéologiques essentielles des trois partis et, par conséquent, laisse espérer une stabilité durable de la coalition pour la durée du mandat.

La mention explicite dans ce Contrat de coalition de l’engagement de l’Allemagne envers une Europe fédérale a soulevé l’enthousiasme des milieux fédéralistes à travers l’Europe : ne boudons pas notre plaisir. Mais il faut quand-même souligner que ce Contrat de coalition constitue avant tout un engagement et une référence pour le nouveau gouvernement allemand et pour l’Allemagne en général : il reste à usage interne et ne constitue nullement une feuille de route pour l’Union européenne. C’est à cette seule aune qu’il doit être lu, même si certains paragraphes sont assurément fort encourageants pour les partenaires de l’Allemagne au sein de l’Union européenne. Comme il sied en pareil exercice, les intérêts de l’Allemagne restent toujours mis en avant, habilement balancés par le rappel utilitaire régulier que ces intérêts seraient mieux défendus par une Union européenne solide. Le lyrisme reste mesuré. Il est sain que les États membres attendent que leurs intérêts propres coïncident avec ceux de l’Union, c’est à dire avec ceux de ses autres membres. Mais restons attentifs car, juste retour des choses et comme aiment à le rappeler régulièrement les partenaires allemands de la France pour calmer certains de ses enthousiasmes qu’ils trouvent inconsidérés, « Der Teufel steckt im Detail » (le diable se cache dans les détails). S’ils sont effectivement portés au niveau européen par le gouvernement allemand, nous entrevoyons déjà que bien des engagements proclamés au long de ce texte touffu de 178 pages soulèveront des réserves voire des oppositions et risquent de ne rassembler aucun consensus. Voici quelques extraits saisissants de cet éclatant document.

La responsabilité de l’Allemagne pour l’Europe et le monde. Cet aveu répond au constat que « Les bouleversements auxquels l’Allemagne est confrontée ne peuvent pas être maîtrisés uniquement au niveau national. Nous agissons dans un esprit européen, intégrée dans le projet historique de paix et de liberté qu’est l’Union européenne (UE). Une UE démocratiquement consolidée, capable d’agir et stratégiquement souveraine est le fondement de notre paix et de notre prospérité. Nous nous engageons pour une UE qui protège ses valeurs et son État de droit à l’intérieur comme à l’extérieur et qui les défend avec détermination. Nous formerons un gouvernement qui définira les intérêts allemands à la lumière des intérêts européens. En tant que plus grand État membre, nous assumerons notre responsabilité particulière dans un esprit de service de l’UE dans son ensemble ».

Il est intéressant que le portefeuille des Affaires étrangères échoue aux Verts, les plus fédéralistes des trois partis. Ce qu’il adviendra de la notion de « souveraineté stratégique » à la lumière d’autres éléments du Contrat de gouvernement reste à voir. La suite évoque une politique étrangère propre à l’Allemagne. Il n’y est pas directement question d’une politique extérieure commune au niveau de l’UE. « Ces dernières années, nous avons assisté à un abandon du multilatéralisme dans de nombreux pays. La coopération internationale doit donc être relancée. Nous sommes conscients de la responsabilité globale que l’Allemagne, quatrième économie mondiale, porte à cet égard. Nous l’assumons et, dans le cadre de notre politique étrangère, de sécurité et de développement, nous allons approfondir les partenariats, en créer de nouveaux et défendre nos valeurs de liberté, de démocratie et les droits de l’homme. Pour ce faire, nous recherchons une étroite collaboration avec nos partenaires démocratiques. »

Un autre paragraphe s’intitule simplement « Europe » et mentionne aussi la souveraineté stratégique. « Une Union européenne démocratiquement plus solide, plus efficace et stratégiquement plus souveraine est le fondement de notre paix, de notre prospérité et de notre liberté. C’est dans ce cadre que nous relèverons les grands défis de notre temps, tels que le changement climatique, la numérisation et la préservation de la démocratie. Une telle UE reste engagée dans un ordre mondial multilatéral et fondé sur des règles, et s’oriente vers les objectifs de développement durable des Nations unies.

» Nous nous engageons pour une UE qui protège ses valeurs et son État de droit à l’intérieur comme à l’extérieur et qui les défend avec détermination. En tant que plus grand État membre, nous assumerons notre responsabilité particulière dans une conception de service pour l’UE dans son ensemble. »

Nous venons de souligner l’accent placé sur les intérêts propres de l’Allemagne. Cette posture apparaît tout au long du document et nous nous abstiendrons d’insister sur ce point dans la suite.

Beaucoup plus saisissant est le contenu du paragraphe « Avenir de l’Union européenne ».

« Nous profiterons de la Conférence sur l’avenir de l’Europe pour engager des réformes. Nous soutenons les modifications nécessaires des traités. La conférence devrait déboucher sur une convention constituante et conduire à l’évolution de l’UE vers un État fédéral européen, organisé de manière décentralisée selon les principes de subsidiarité et de proportionnalité et sur la base de la Charte des droits fondamentaux. Nous voulons renforcer le Parlement européen, par exemple en ce qui concerne le droit d’initiative ; de préférence dans les traités, sinon de manière interinstitutionnelle. Nous donnerons à nouveau la priorité à la méthode communautaire, mais nous avancerons avec certains États membres lorsque cela sera nécessaire. Nous soutenons un droit de vote européen unique avec des listes en partie transnationales et un système de Spitzenkandidat obligatoire. Si aucun nouvel acte électoral direct n’est adopté d’ici l’été 2022, l’Allemagne approuvera la loi électorale directe de 2018 sur la base d’un projet gouvernemental.

» Le travail du Conseil doit être plus transparent. Nous prendrons l’initiative de faire en sorte que les propositions de la Commission soient débattues publiquement au Conseil dans le cadre d’un délai fixé. Nous utiliserons et étendrons le vote à la majorité qualifiée au Conseil. Nous établirons une procédure pour améliorer l’information et les possibilités de participation du Bundestag conformément à l’article 23 de la Loi fondamentale.

» Nous voulons accroître la souveraineté stratégique de l’Europe. Cela signifie en premier lieu établir sa propre capacité d’action dans le contexte mondial et être moins dépendant et moins vulnérable dans des domaines stratégiques importants, tels que l’approvisionnement énergétique, la santé, les importations de matières premières et la technologie numérique, sans pour autant isoler l’Europe. Nous protégerons mieux les technologies et les infrastructures critiques, nous adapterons les normes et les marchés publics en conséquence et nous lancerons un consortium européen open source 5/6G. Nous protégerons mieux les entreprises européennes contre les sanctions extraterritoriales.

» Nous voulons faire de l’Europe un continent de progrès durable et montrer la voie au niveau international. Grâce aux normes européennes, nous établissons des critères pour les réglementations mondiales. »

Compte tenu des positions respectives connues des Verts, du SPD (quoique moins affirmées) et même à un moindre degré du FDP, l’engagement en faveur d’une Europe fédérale n’est pas franchement inattendu. Mais qu’il soit affirmé avec une telle force constitue une divine surprise ; d’autant qu’elles seront certainement soutenues par certains gouvernements, notamment en l’état actuel des choses par l’Italie, par la France et par l’Espagne3.

Pourtant, à l’énumération des réformes attendues il manque gravement un certain nombre d’avancées indispensables pour rendre les institutions de l’Union véritablement démocratiques et fédérales. L’abolition de la règle de l’unanimité n’est prudemment mentionnée que pour le Conseil (des ministres) où elle n’est déjà imposée, sur le papier, que dans certains domaines4 et ce Contrat ne l’envisage pas pour le Conseil européen (des chefs de gouvernement) ce qui contribue à rendre cette institution, facteur de blocage bien plus que de progrès, incompatible avec une Europe fédérale. De même, pour renforcer le Parlement européen et respecter pleinement sa fonction de représentation exclusive des citoyens européens, il ne suffira pas de lui accorder le droit d’initiative, il devra pouvoir voter le budget et disposer d’au moins les mêmes droits législatifs que le Conseil des ministres. Si certaines propositions apparaissent comme manifestement inspirées par les analyses et les préconisations régulièrement exprimées, depuis des décennies pour certaines, par les mouvements fédéralistes européens dans tous les États membres, au premier chef par l’Union des fédéralistes européens (UEF). , il manque encore de nombreuses avancées indispensables.

Prometteuse, l’utilisation à plusieurs reprises de l’expression « souveraineté stratégique » devrait rassurer la France (et les fédéralistes européens), mais le périmètre évoqué, s’il est très étendu, permettant ainsi de nouvelles coopérations dans plusieurs des domaines comme la santé (au moins partiellement) et le numérique, on verra plus loin qu’en matière de défense (militaire) européenne (forces armées et équipements), cette notion continue de n’avoir pas vraiment les faveurs de l’Allemagne, ce qui sera inéluctablement source de frictions tant elle constitue pour la France un pilier essentiel de la souveraineté et de l’autonomie diplomatique européenne.

La politique étrangère et de sécurité européenne est encore abordée dans un paragraphe spécifique qui présente l’objectif d’« une UE souveraine en tant qu’acteur fort dans un monde marqué par l’incertitude et la concurrence systémique » comme celui de la coalition avec un engagement fort « en faveur d’une véritable politique étrangère, de sécurité et de défense commune en Europe ». « L’UE devant agir de manière plus efficace et plus unie sur la scène internationale », il est alors proposé de « remplacer la règle de l’unanimité au sein du Conseil des ministres de l’UE dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) par un vote à la majorité qualifiée et développer à cet effet, avec nos partenaires, un mécanisme permettant d’associer de manière adéquate les plus petits des États membres à cette démarche. Le Service européen pour l’action extérieure doit être réformé et renforcé, y compris le rôle du Haut représentant en tant que véritable « ministre des Affaires étrangères de l’UE ». Les Verts étant particulièrement attachés à une réforme institutionnelle de la politique étrangère et de sécurité commune, il n’y est pas étonnant que ce soit aujourd’hui Madame Annalena Bärbock, co-présidente des Verts, qui assume désormais la fonction de Bundesaußenministerin. (ministre des Affaires étrangères). Elle a, du reste, déclaré sur Twitter le 9 décembre « L’Allemagne n’a pas d’intérêt supérieur à celui d’une Europe forte et unie »

Le Contrat souhaite explicitement « une coopération renforcée entre les armées nationales des membres de l’UE prêts à s’intégrer, notamment en matière de formation, de capacités, de missions et d’équipement, comme le prévoient déjà, par exemple, l’Allemagne et la France », en créant « des structures de commandement communes et un quartier général civil-militaire commun », tout en assurant « l’interopérabilité et la complémentarité avec les structures de commandement et les capacités de l’OTAN ». Les missions civiles et militaires de l’UE devant être intégrées « dans un concept politique global prenant en compte les causes des conflits, prévoyant une stratégie de sortie et étant contrôlé par le Parlement (européen) ». Le Contrat demande également que pour « l’évaluation intermédiaire du règlement du fonds européen de défense, le Parlement européen y participe avec un droit de contrôle ». On reconnaît dans ce rôle de contrôle exigé pour le Parlement européen une exigence démocratique essentielle, bien au-delà de ce dont nous avons l’habitude en France.

En matière de défense, de politique étrangère et de droits humains, l’accroissement de la souveraineté stratégique de l’Europe est une nouvelle fois mentionné, dans le cadre « d’une coopération multilatérale dans le monde, en lien avec les États partageant nos valeurs démocratiques », en assumant « une concurrence systémique avec les régimes autoritaires et une solidarité stratégique avec nos partenaires démocratiques ». L’alliance transatlantique et l’OTAN sont dits « pilier central et élément indispensable de la sécurité de l’Allemagne ». À l’évidence, la notion de souveraineté stratégique est mal délimitée et, en matière de défense et de politique étrangère, ses objectifs sont peu clairs. Le consensus va être difficile à atteindre, particulièrement avec la France, comme d’habitude.

Défense et Bundeswehr

La Bundeswehr est une armée parlementaire, soumise au contrôle du Parlement, et le profil de ses capacités en termes de personnel, de matériel et de financement, conformément à sa mission et à ses tâches. Il est prévu de « renforcer la coopération technique en matière d’armement en Europe, notamment par des projets de coopération de grande qualité, en tenant compte des technologies clefs disponibles dans les États membres et en permettant aux petites et moyennes entreprises de participer également à la concurrence ». « Tout engagement de la Bundeswehr doit être précédé d’un débat critique sur le contenu et d’un examen des conditions préalables, ainsi que de l’élaboration de stratégies de sortie possibles. Le recours à la force militaire est pour nous un moyen extrême et doit toujours être intégré dans un traitement politique réaliste des conflits et de leurs causes. Les interventions armées de la Bundeswehr à l’étranger doivent être intégrées dans un système de sécurité collective mutuelle, fondé sur la Loi fondamentale allemande et le droit international. Nous assurerons une évaluation régulière des missions en cours à l’étranger ».

Le Contrat mentionne le besoin d’acheter, « au début de la 20e législature, un système d’armes pour remplacer l’avion de combat Tornado, en suivant de manière objective et consciencieuse le processus d’acquisition et de certification dans la perspective de la participation nucléaire de l’Allemagne au sein de l’OTAN ». Au risque de l’hypocrisie, il faudra à nouveau tenter de clarifier la position de l’Allemagne concernant cette participation nucléaire. En outre, on fait comme si le projet de « Système de combat aérien du futur » (SCAF) sur lequel la France et l’Allemagne sont censées s’être mises d’accord et qu’elles ont déjà commencé à financer, n’existait pas. Va-t-il être remis en question ? Et, d’un autre côté, l’annonce d’une nouvelle stratégie « cyber » pour l’armée allemande fait clairement écho aux orientations similaires du chef d’état-major des armées français Thierry Burkhard.

« Le partenariat transatlantique et l’amitié avec les États-Unis constituent un pilier central de notre action internationale. Nous plaidons pour un renouvellement et une dynamisation des relations transatlantiques avec les États-Unis et le Canada ». Par ailleurs, « pour l’Allemagne, le Royaume-Uni est l’un des partenaires les plus proches en dehors de l’UE. Le maintien d’un partenariat étroit entre le Royaume-Uni et l’UE permet également de mettre en œuvre un agenda ambitieux. Nous voulons également coopérer en matière de politique étrangère et de sécurité ».

La coalition prévoit aussi de continuer à « travailler avec l’UE et ses États membres à la poursuite du développement du Partenariat oriental. Des États comme l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, qui aspirent à adhérer à l’UE, doivent pouvoir s’en rapprocher grâce à des réformes cohérentes de l’État de droit et de l’économie de marché » dans ces pays.

Pour l’Allemagne, par ailleurs, « la Turquie reste un voisin important de l’UE et un partenaire au sein de l’OTAN, malgré les évolutions préoccupantes de sa politique intérieure et les tensions en matière de politique étrangère ». « Le grand nombre de personnes vivant en Allemagne et ayant des racines en Turquie crée une proximité particulière entre nos deux pays qui fait naturellement partie des caractéristiques de la société allemande actuelle ». On comprend que l’Allemagne doive tenir compte de cette situation particulière. Mais la suite laisse perplexe et risque de susciter des réactions plus que mitigées parmi les autres États membres de l’UE. « La démocratie, l’État de droit et les droits de l’homme, des femmes et des minorités ont été massivement réduits en Turquie ». Certes, mais outre qu’il est difficile de comprendre en quoi l’affirmation suivante « C’est pourquoi nous ne fermerons aucun chapitre dans les négociations d’adhésion et n’en ouvrirons pas de nouveaux. Nous donnerons vie à l’agenda du dialogue UE-Turquie et développerons les échanges avec la société civile et les programmes d’échange de jeunes. » peut découler de ce constat, elle apparaît comme une véritable provocation à l’égard de bien d’autres États membres. Enfin la stratégie Indo-Pacifique annoncée adopte une approche exclusivement civile, à la différence de celle que nourrit la France, ce qui ne va pas faciliter l’élaboration d’une politique extérieure européenne commune.

7 et 8 décembre 2021 : sondage Odoxa pour France info et Le Figaro – L’Europe fédérale commencerait-elle à tenter les Français ?

C’est ce qu’un sondage réalisé par l’institut Odaxa les 7 et 8 décembre semble suggérer. Vraisemblablement à l’occasion de la pandémie de Covid-19, les Français commenceraient-ils à comprendre ce qu’Europe fédérale veut dire ? Le fameux « F-Word » (pour Fédéralisme) ne serait-il donc subitement plus tabou ? Même si, à l’écoute quotidienne du terrain, cela constitue plus une confirmation qu’une véritable surprise, voici qui, à son tour laisse entrevoir des temps plus favorables aux progrès de notre Europe sur le chemin de la démocratie et de la souveraineté, donc de l’Europe fédérale. Plus que le semestre de présidence du Conseil de l’Union européenne par le gouvernement français, c’est la campagne de l’élection présidentielle à venir qui nous dira si la tendance se confirme.

Conclusion

L’Union européenne vit actuellement un moment charnière de son histoire avec une convergence d’événements prometteurs qui démontrent que loin de se résigner à pleurer ses malheurs, l’Europe se saisit de son avenir. Il est réjouissant que les gouvernements d’États membres importants semblent maintenant regarder dans la même direction. Gardons-nous cependant de leur accorder une confiance excessive. Pris dans les rets de la politique intérieure et de leurs mandats électifs dans leurs pays respectifs, ils ne peuvent faire autrement que de conserver, n’en doutons pas un instant, la priorité à leurs intérêts « nationaux ». Par conséquent, par-delà les excellentes intentions affichées et les éblouissantes déclarations à usage intérieur, ne comptons pas sur eux pour accorder spontanément à la démocratie au niveau des institutions européennes l’importance qu’elle requiert pour garantir dans la durée l’attachement à l’UE de ses citoyens . Les belles déclarations des gouvernements ne valent pas l’engagement en profondeur des citoyens eux-mêmes. Conjonction d’astres ne vaut pas alignement.

Si la consultation permanente de quelques citoyens triés sur le volet ne peut garantir une constance équivalente aux mécanismes institutionnels permanents d’une démocratie représentative équitable, les processus innovants et variés mis en œuvre par la Conférence sur l’avenir de l’Europe constituent une occasion irremplaçable. Sauf à y participer avec détermination, nul ne pourra plus jamais prétendre que les citoyens ne sont pas consultés sur ce sujet. C’est sans doute ce qui explique que les adversaires du projet d’unité de l’Europe ont été les premiers à s’y exprimer, heureusement sans grande conviction.

1  Bino OLIVI, Alessandro GIACONE, L’Europe difficile – Histoire politique de la construction européenne, 3e édition revue et augmentée, 2007, Gallimard, Collection Folio, Histoire, ISBN 978-2-07-034575-5.

2  On peut sans doute voir ici une certaine volonté de plaire à la France…

3  Dont le premier ministre Pedro Sánchez, déclenchant l’enthousiasme, fut le tout premier chef de gouvernement à appeler l’avènement d’une Europe fédérale devant le Parlement européen le 16 janvier 2019.

4  À savoir : la politique étrangère et de sécurité commune (à l’exception de certains cas clairement définis qui requièrent la majorité qualifiée, comme par exemple la nomination d’un représentant spécial) ; la citoyenneté (octroi de nouveaux droits aux citoyens de l’UE) ; l’adhésion à l’UE ; l’harmonisation des législations nationales relatives à la fiscalité indirecte, le financement de l’UE (ressources propres, cadre financier pluriannuel) ; certaines dispositions dans le domaine de la justice et des affaires intérieures (procureur européen, droit de la famille, coopération policière opérationnelle, etc.) ; l’harmonisation des législations nationales dans le domaine de la sécurité sociale et de la protection sociale.

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François MENNERAT

Bi-patriote déterminé assumant sa double citoyenneté, européenne et française et sa double loyauté.Cet article n’exprime que les opinions de son auteur et n’engage nullement l’association « Europe Unie dans sa Diversité ».

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