Simulacres, dérobades, leurres… Il est plus que temps d’être sérieux

À la fin des années quarante, la faiblesse des armées des pays libres d’Europe de l’Ouest, bien incapables de se défendre seuls contre les menaces d’invasion par l’URSS, amena les États-Unis à leur proposer la signature du traité de l’Atlantique Nord qui leur offrait la protection des armées américaines.

Cette confortable Pax americana, qu’ils croient gratuite, ou presque, et bien naturelle, les berça alors de l’illusion d’une paix perpétuelle, qu’ils attribuent vite aux seuls bienfaits de leurs propres traités internationaux, ainsi, plus tard, qu’au développement du libre échange.

Le passé nous rattrape

Déjà, parce qu’elle se déroule en dehors des frontières de l’Union européenne, les Européens de l’Ouest ne voient pas que la guerre d’ex-Yougoslavie de 1991-2001 est pourtant bien une nouvelle guerre intra-européenne. Ils sont même tentés, à cette occasion, de ressusciter les alliances de 1914 et de se diviser.

Amis douteux

Comme ils pensent que la seule menace extérieure était venue de l’URSS, ils croient que la fin de celle-ci en 1991 ne leur laisse partout que des amis. Ils accordent une confiance sans bornes à la nouvelle Russie et désarment massivement. Ils délocalisent en Asie la plus grande partie de leur industrie lourde, puis celle des biens de consommation courante.

Acte manqué

En 2004 et 2007, l’Union européenne s’ouvre à quatorze nouveaux membres libérés du communisme, sans prendre le temps de leur expliquer la nature du projet européen, ce qu’elle avait déjà omis de faire en 1973 pour les trois pays du tout premier « élargissement ». Mais ces nouveaux membres comprennent vite que sa prétendue puissance est une fiction et qu’elle ne traduit, en fait, qu’une capacité à consommer en nombre des biens manufacturés, d’où qu’ils puissent provenir, et qu’ils ne peuvent attendre d’elle aucune aide significative en matière de défense. Pour cela, ils se reposent alors, eux aussi, sur l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), donc sur les États-Unis.

Distraction coupable

En 2014, les Européens de l’Ouest ne comprennent pas le sens de la révolution ukrainienne de l’Euromaïdan, ou de celle dite « de la dignité » qui lui fait suite. Ils ne comprennent pas plus celui de l’invasion du Donbass, suivie de l’annexion de la Crimée par la Russie. Ils sont durablement désarçonnés le 22 février 2022 par l’agression violente et la tentative d’invasion par la Russie de tout le reste de l’Ukraine. Ce pays avait pourtant été l’objet en décembre 1994 de l’un des trois mémorandums de Budapest1, qui comprenait une série d’engagements de protection, sans qu’apparemment leur portée et leurs conséquences aient été prises au sérieux. L’attaque de la Russie contre l’Ukraine a exposé au grand jour l’incapacité des Européens à assurer eux-mêmes leur défense, les laissant plus que jamais dépendants des États-Unis d’Amérique, malgré leurs menaces répétées de désengagement.

Prise de conscience, enfin ?

Le déclassement de l’Europe sur la scène mondiale dans pratiquement tous les domaines est enfin reconnu. En avril 2024, Enrico Letta a publié le rapport « Much more than a market » (« Bien plus qu’un marché ») sur l’avenir du marché unique que lui avait commandé la Commission en septembre 2023 à la suite du Conseil européen de juin 2023. Le 9 septembre 2024, Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, puis ancien président du Conseil italien, a enfin été autorisé à rendre public le rapport « The Future of European Competitiveness » (« L’avenir de la compétitivité européenne »), prêt depuis juin, que lui avait demandé la présidente de la Commission à la suite de son Discours sur l’état de l’Union du 13 septembre 2023. Il y dénonce la procrastination dont souffre l’UE, sans oser écrire que ce sont ses institutions qui en sont responsables. L’un et l’autre rapport mettent l’accent sur le recul industriel, économique et financier de l’Europe. Ils appellent à des réformes profondes de l’Union européenne, sans en préciser la nature et sans ébaucher la moindre proposition.

Déjà, le 14 juin 2024, lorsque lui fut remis le prix européen Charles Quint au monastère de Yuste, en Estrémadure (Espagne), où l’empereur s’était retiré en 1556, à la fin de sa vie, Mario Draghi soulignait dans son discours la « nécessité de développer une véritable politique étrangère économique » ainsi que « le grand profit qui serait tiré d’une forme de financement commun européen ». Surtout, il constatait que « l’ancien paradigme qui sous-tendait nos objectifs communs [était] en train de disparaître ». « Le paradigme qui nous a apporté la prospérité dans le passé », écrit-il, « était conçu pour un monde de stabilité géopolitique ; les considérations de sécurité nationale occupaient peu de place dans les décisions économiques. Or les conditions géopolitiques se détériorent aujourd’hui. »

» Ce changement », continue-t-il, « exige que l’Europe adopte une approche fondamentalement différente de sa capacité industrielle dans des secteurs stratégiques tels que la défense, l’espace, les minéraux critiques et certains produits pharmaceutiques. Elle doit également réduire sa dépendance à l’égard de pays auxquels elle ne peut plus se fier. »

Retour aux sources

Il est clair que nos objectifs communs, tels que formulés dès les années mil neuf cent quarante, notamment dans le Manifeste des résistances européennes de juillet 1944, ne se préoccupaient nullement d’une course à la compétitivité instaurée par le traité de Rome en 1957, puis interprétée comme une concurrence entre États, au mépris du destin commun de tous les Européens, et dont le Conseil européen n’est que le théâtre permanent.

Il saute aux yeux aujourd’hui, bien que ni Mario Draghi, ni Enrico Letta ne se risquent à le dire, que la question existentielle pour l’Union européenne est plus que jamais celle de sa gouvernance et de ses processus décisionnels, dans le domaine économique, bien sûr, mais plus encore dans celui de la géopolitique et de la politique tout court. Rien de tout ce dont nous avons besoin, rien de ce que Mario Draghi préconise, ne surviendra sans un État européen habilité à prendre des décisions, et capable de les prendre, démocratiquement, légitimement. C’est cela qu’il nous faut, maintenant, et de toute urgence. Chaque État membre se vivant en concurrence avec les autres et privilégiant ses intérêts propres, ce n’est pas une réforme des traités entre les gouvernements qui sortira l’Europe du déclassement industriel, économique et financier, de la dépendance en matière de défense et lui permettra une stratégie industrielle commune. La défense, du reste, n’est pas qu’une question d’industrie : elle exige une détermination et une crédibilité sans faille. Pour mettre fin à la paralysie décisionnelle, il est indispensable d’instaurer un gouvernement légitime, résultant d’un fonctionnement institutionnel pleinement démocratique, affirmant le contrôle par le Parlement, dans le cadre d’une constitution fédérale. Le Parlement, représentant légitime des citoyens, devrait s’appuyer sur le peuple souverain, qu’il représente, et se déclarer constituant, sans craindre les gesticulations des extrêmes.

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1   Les mémorandums de Budapest sont trois documents signés en termes identiques à Budapest le 5 décembre 1994, à l’occasion d’un sommet de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) par, d’une part, les États-Unis, le Royaume-Uni et la fédération de Russie et, d’autre part, trois anciennes Républiques socialistes soviétiques (RSS), respectivement la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine. Les premiers accordent aux secondes des garanties d’intégrité territoriale en échange de leur ratification du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et de l’achèvement du transfert de leur arsenal nucléaire à la Russie. La Chine et la France ne se sont pas associées aux signataires, ayant donné des engagements séparés.
Par ces actes, la fédération de Russie, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et les États-Unis d’Amérique s’engagent à respecter l’indépendance et la souveraineté notamment de l’Ukraine dans ses frontières actuelles ; à s‘abstenir contre elle de toute menace ou usage de la force, si ce n’est en défense légitime ou d’une autre manière conforme aux dispositions de la Charte des Nations Unies ; à s‘abstenir d’utiliser la pression économique sur l’Ukraine en vue d’influencer sa politique ; à demander l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies si des armes nucléaires sont utilisées contre l’Ukraine ; à s‘abstenir d’utiliser des armes nucléaires contre l’Ukraine.

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François MENNERAT

Bi-patriote déterminé assumant sa double citoyenneté, européenne et française et sa double loyauté.Cet article n’exprime que les opinions de son auteur et n’engage nullement l’association « Europe Unie dans sa Diversité ».

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