Le manifeste de la résistance européenne aussi a eu quatre-vingts ans cette année
Nous fêtons en 2024 les quatre-vingtièmes anniversaires d’une kyrielle d’événements survenus en 1944. Cette année-là, la fin de la guerre était en vue, l’optimisme renaissait et les regards étaient tournés vers l’avenir. Nous ne saurions passer sous silence la déclaration commune des mouvements européens de résistance, retentissant manifeste appelant les peuples Européens libérés à la reprise en mains de leur destin commun, afin d’éviter définitivement toute nouvelle rechute dans la barbarie. Car, après la Grande Guerre, au-delà de l’invocation naïve d’un « plus jamais ça » et autres vœux pieux, on avait mis en place, sous l’influence d’une France vindicative, tout ce qui ne pouvait mener qu’à une nouvelle guerre européenne.
Ce « Manifeste » ou « Déclaration » de la Résistance européenne au totalitarisme fasciste et nazi résulte de l’initiative d’Ernesto Rossi, Altiero Spinelli (corédacteurs en 1941 avec Eugenio Colorni du manifeste dit « de Ventotene »), d’Henri Frenay, d’autres militants des mouvements européens de résistance du Danemark, de France, d’Italie, de Norvège, des Pays-Bas, de Pologne, de Tchécoslovaquie et de Yougoslavie, ainsi que du représentant d’un groupe allemand de militants antinazis. Il est élaboré au cours de réunions secrètes à Genève chez le pasteur Willem Visser’t Hooft, les 31 mars, 29 avril, 20 mai et finalement les 6 et 7 juillet 1944, pour discuter des problèmes liés à la reconstruction et à l’avènement, après la guerre, d’une Europe démocratique sur des bases fédérales. Avant diffusion, la version finale du texte est soumise à la discussion et à l’approbation de l’ensemble des mouvements de résistance européens.
Après un appel de principe aux divers pays du monde à dépasser le dogme de la souveraineté absolue des États et à s’intégrer à terme dans une organisation fédérale mondiale unique, il y est affirmé que le problème européen, clef de voûte de la paix du monde, doit faire l’objet prioritaire d’une solution plus directe et plus radicale.
Déjà, il y est précisé, textuellement, que l’Union fédérale européenne préconisée doit être essentiellement dotée :
« 1. d’un GOUVERNEMENT RESPONSABLE, non pas envers les gouvernements des divers États membres, mais envers leurs peuples, par lesquels il devra pouvoir exercer une juridiction directe dans les limites de ses attributions ;
» 2. d’une ARMÉE PLACÉE SOUS LES ORDRES DE CE GOUVERNEMENT et excluant toute autre armée nationale ;
» 3. d’un TRIBUNAL SUPRÊME qui jugera toutes les questions relatives à l’interprétation de la CONSTITUTION FÉDÉRALE et tranchera les éventuels différends entre les États membres ou entre les États et la fédération. »
Sans jeter sur le passé de regard nostalgique ou béatement admiratif, constatons que, quatre-vingts ans plus tard, cet objectif n’est pas atteint.
Dans l’enthousiasme et l’espérance du temps de la libération, il est repris par beaucoup d’autres, mais les querelles politiciennes et les réticences souverainistes le contrecarrent immédiatement. Dès 1948, au Congrès de l’Europe à La Haye, les gouvernements nationaux imposent jalousement leurs visions et leur préséance arrogante aux peuples libérés. Le jeu de dupes qui s’instaure alors se poursuit aujourd’hui. Le traité de Paris du 18 avril 1951 fonde la réconciliation franco-allemande, mais dans le discours de Schuman du 9 mai 1950, le terme fédéral n’est que cosmétique et son usage reste anesthésiant. On n’établit pas une constitution par des traités entre gouvernements, au mépris de la démocratie et de la souveraineté du peuple. En dépit de quelques concessions philosophiques et politiques d’apparence fédérale, le traité de Rome du 25 mars 1957 n’établit qu’une communauté économique de nature ordo-libérale que confirment ses révisions ultérieures. Décidée en 1976 par les gouvernements des États membres, l’élection au suffrage universel direct de l’assemblée parlementaire à partir de 1979 n’a pas bouleversé l’inspiration intergouvernementale enracinée dans le dispositif institutionnel de l’Union européenne. Parce qu’elle n’est pas établie par une constitution ou une loi fondamentale, celle-ci n’a toujours pas de gouvernement légitime car démocratique, donc pas de politique étrangère commune, pas de politique de défense ni d’armée, et pas de politique économique ni de politique industrielle communes, pas même de véritable cour suprême, ce que n’est pas la Cour de justice de l’Union européenne. Si l’union de l’Europe a progressé depuis 1944, son objectif a été détourné et dénaturé dès les années mil neuf cent cinquante.
Dans son récent rapport, Mario Draghi pointe avec justesse « l’illusion que seule la procrastination pourrait préserver le consensus » mais que « des réformes ne peuvent être réellement ambitieuses et durables que si elles bénéficient d’un soutien démocratique ». Hélas, il ne va pas au bout du raisonnement.
Dans la conclusion de son livre « Plaidoyer pour l’avenir » publié en 1961, Louis Armand, acteur majeur du redressement de la France après la guerre et dont les états de service dans la résistance sont connus, écrit : « Le mouvement vers l’Europe est si fort, notamment dans la jeunesse, que ceux qui sont opposés à sa réalisation se camouflent en Européens d’un type particulier, de manière à être dans la place pour contrecarrer l’évolution. Or ce n’est pas l’Europe du secret ou l’Europe des comités que la jeunesse désire (et qui peut l’enthousiasmer, donc la sauver). […] L’acceptation de l’élection d’une Constituante européenne chargée des préparatifs de la création progressive de l’Europe politique sera la pierre de touche à propos de laquelle les faux militants de l’avenir se distingueront enfin des vrais. »
C’était il y a 63 ans…