Défense et souveraineté de l’Union :
les leçons de l’Afghanistan

Tant le départ chaotique des forces de l’OTAN de Kaboul que la résiliation du contrat d’achat de sous-marins français par l’Australie et les fréquentes cyberattaques nous poussent à rappeler l’importance d’établir au plus vite une véritable défense européenne. La présidente de la Commission Ursula von der Leyen l’a clairement évoqué lors son discours sur l’état de l’Union le 15 septembre dernier : « il n’est pas de question de sécurité et de défense pour laquelle une coopération moindre serait la solution. Nous devons investir dans notre partenariat commun et tirer parti des forces uniques de chacun (…). L’Europe peut et doit être prête à faire davantage avec ses propres moyens ».

Sans entrer dans les détails diplomatiques et économiques des sous-marins français ou des questions techniques et politiques de la cybersécurité, attardons-nous sur les leçons à tirer pour l’Europe du retrait des troupes d’Afghanistan.

Les États membres de l’Union avaient envoyé près de 100.000 hommes en Afghanistan et ce pays était le premier récipiendaire de l’aide au développement européenne. Des effets positifs non négligeables s’étaient fait sentir sur la population afghane : si en 1998, il n’y avait pas d’Afghane dans l’enseignement secondaire et supérieur, les filles représentaient 40 % des scolarisés avant l’été 2021. Mais sur le théâtre opérationnel, ce sont les Américains qui prenaient les décisions. Et les Occidentaux n’ont pas jaugé correctement le rapport des forces en présence, ni mesuré l’échec de la construction d’un État afghan à l’occidentale, ni pris conscience de la faiblesse de l’armée et des forces de sécurité afghanes.

Avec le retrait chaotique et les humiliations des Occidentaux à la télévision et sur les réseaux sociaux, le moral des terroristes islamistes grimpe au zénith, que ce soit au Moyen-Orient, au Sahel, au Nigéria ou au Mozambique.

Les États-Unis ont évacué plus de 82.000 personnes et les Européens près de 25.000. Mais la coopération entre Européens a été sinon déficiente, en tout cas peu et pas assez coordonnée. Les Français ont amené leurs réfugiés aux Émirats arabes unis, les Allemands en Ouzbékistan, les Polonais en Géorgie, les Belges, les Luxembourgeois, les Néerlandais et les Roumains au Pakistan, les Italiens au Koweït et les Espagnols à Dubaï. Sur le plan humain, à titre d’exemple, seuls 4.500 des 20.000 Afghans qui ont travaillé pour les forces allemandes sont en Allemagne et des dizaines de milliers d’Afghans sont menacés d’un sort cruel.

La mauvaise préparation des Européens pour cette évacuation s’explique pour diverses raisons et notamment la coopération lacunaire en matière de renseignements, l’inaptitude à la gestion de crise, sans compter la peur de voir un afflux de réfugiés et de migrants afghans semblable à celui des Syriens en 2015.

Pour tirer des leçons valables, il faut étudier les ouvrages de Clausewitz et, plus près de nous, de Robert Thomson et de David Galula. Ils montrent bien comment surmonter la vulnérabilité des armées régulières, dépendantes de leur logistique, face à des guérilleros mobiles, organisés, motivés et sachant communiquer avec la population.

Une chose est claire : Nous Européens, devons moins dépendre des États-Unis en matière de défense, que ce soit avec Donald Trump ou Joe Biden. La géopolitique actuelle et celle qui se dessine nous impose d’établir une défense européenne capable d’intervenir rapidement et de façon autonome en cas de crise.

Le projet de Communauté européenne de défense (CED) présenté à l’Assemblée nationale française le 24 novembre 1950 par le ministre de la Défense René Pleven avait été torpillé et reporté sine die en 1954 par cette même Assemblée. L’échec en 2005 du troisième projet de « Constitution européenne » (après celles de 1984 d’Altiero Spinelli et de 1994 de Fernand Herman au Parlement européen) a mis fin aux avancées de la défense européenne initiées en 1986 par l’activation de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) et amplifiées par son intégration dans l’UE, en 1999. La décision du Conseil européen de Maastricht des 9 et 10 décembre 1991, traduite dans l’article 17, devenu 42 en 2009, du traité sur l’UE, dispose que « la politique de sécurité et de défense commune (assure) à l’UE une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires ».

Fin décembre 1999, le Conseil européen d’Helsinki définissait l’objectif global (Headline Goal) pour 2003 d’atteindre une capacité autonome de défense de 50.000 à 60.000 hommes, disponible dans un délai de 60 jours et pendant un an au moins. Cette capacité n’existe toujours pas. Les EU Battle groups, conçus

(crédit : ministère néerlandais de la Défense, archives 2006)

pour une réaction rapide, sont des bataillons renforcés d’environ 1.500 hommes, qui n’ont jamais été déployés depuis 2007, faute de « volonté politique » comme l’a rappelé la présidente von der Leyen, mais aussi parce que la prise de décision par l’UE est trop lente pour la gestion de crise politico-militaire. Faute de ressources humaines adéquates, la structure européenne de commandement et de contrôle (Military Planning and Conduct Capability – MPCC) est incapable de mener une opération d’envergure comme l’évacuation de Kaboul.

L’UE et ses États membres ne disposent pas des moyens suffisants de transport aérien, d’appui logistique et médical, de recueil du renseignement et de reconnaissance, notamment par les satellites et les drones. Sans un effort considérable, les outils politico-militaires européens dont la coopération structurée permanente, la revue coordonnée de défense, le fonds européen de défense et la boussole stratégique ne réduiront pas les insuffisances capacitaires, la dépendance et la vulnérabilité technologiques de l’UE.

La force européenne de 5.000 soldats proposée en mai 2021 par M. Borrell va dans le bon sens et est soutenue par plus de la moitié des États membres. Mais ce chiffre est à pondérer avec les 1,5 millions de militaires de l’UE qui utilisent la plus grosse part des 320 milliards d’euros par an dont disposent les ministres de la Défense des 27.

Qui sait si une telle force européenne aurait pu être envoyée à Kaboul ? Aurait-elle eu le transport aérien et les autres supports indispensables? Récemment, la ministre allemande de la Défense a relancé l’idée d’une Union de la défense sur base de l’article 44 du traité sur l’UE qui dispose que le Conseil peut confier la mise en œuvre d’une mission ponctuelle à un groupe d’États membres qui le souhaitent et disposent des capacités nécessaires pour remplir cette mission. Mais jusqu’à aujourd’hui, cet article n’a jamais été utilisé. Pour l’appliquer, il faut en effet l’unanimité au Conseil et il ne s’agit que de missions ponctuelles et non d’une capacité opérationnelle permanente.

M. Borrell a relancé à Ljubljana la création d’une force d’intervention dans le cadre de la « boussole stratégique » qui doit définir les menaces et les ambitions militaires de l’UE. Un premier projet sera discuté par les ministres de la Défense à Bruxelles à la mi-novembre, pour pouvoir approuver la version finale au début de 2022.

Reste des questions importantes : qui aura le commandement de ce Battle Group ? Si ce sont 27 États qui commandent et décident, cela risque d’être plus cacophonique qu’effectif. Il faut une force de réaction rapide européenne avec un commandement politico-militaire efficace et une mutualisation des moyens avec une capacité de renseignement, de télécommunications et de transport stratégique.

En conclusion, la défaite de l’Occident en Afghanistan est un coup dur pour les valeurs universelles. Emmanuel Macron parlait de la « mort cérébrale de l’OTAN ». En tant que Fédéralistes européens, nous demandons un vigoureux « massage cardiaque à la défense européenne ». Les puissances russe, chinoise, turque ou iranienne, les terroristes islamistes, la Biélorussie, sont encouragés à défier un Occident affaibli au Levant, au Sahel, en Afrique centrale, à Taïwan, en mer de Chine, en Ukraine et en Inde. C’est seulement en instaurant une « souveraineté européenne » que notre avenir, nos valeurs et notre bien-être pourront être assurés. Sinon, les droits humains continueront à perdre du terrain face au droit bestial du plus fort.

Jean MARSIA
président de la Société européenne de défense (S€D)
www.seurod.eu

Cette opinion a été publiée le 16 octobre 2021 par La Libre Belgique , signée de Jean Marsia et Domenico Rossetti di Valdalbero, et cosignée par Nezka Figelj, Michele Ciavarini Azzi, François Mennerat, Giorgio Clarotti et Robert Verschooten .
Tous les signataires sont membres de l’Union des Fédéralistes Européens (UEF).

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