Le roi est nu
L’Europe meurt-elle à Kaboul ?
Ce qui devrait nous tarauder, nous les humanistes européens, bien plus encore que le constat de l’évanescence inéluctable et prévisible d’un gouvernement fantoche et corrompu en Afghanistan, c’est le spectacle lamentable de l’effondrement d’une coalition occidentale sous leadership états-unien. Et ceci, bien plus encore peut-être dans une perspective millénariste – même si cela est très osé – que la vision du cortège de malheurs insoutenables qui s’abat aujourd’hui sur le peuple afghan, et en premier lieu sur les femmes afghanes.
Soyons lucides ! Finie l’arrogance, finie la suffisante confiance en notre capacité indéfinie, en particulier celle des États-Unis d’Amérique, à éclairer et guider le monde. Mais accepterons-nous la fin des Lumières ? Accepterons-nous avec Joseph Biden que le terrorisme islamiste ait gagné ? Que l’efficacité de notre diplomatie soit réduite à néant ? Que désormais l’obscurantisme et le cynisme aient les mains libres ?
Ne nous laissons pas rassurer à bon compte, nous Européens, par la litanie des tragédies passées dont nous et nos adversaires successifs nous serions relevés : nos guerres coloniales, presque toutes nos guerres en fait, la tragédie d’une Allemagne s’étant abandonnée au nazisme, ailleurs la chute du Sud-Vietnam avec ses Boat-People, la liste en serait interminable. Nous autres Français ne pouvons éluder le parallèle avec les illusions des années trente face aux menaces montantes, puis l’« exode » et la débâcle de 1940 ; certes, De Gaulle parvint laborieusement à restaurer un mythe précaire tandis que, de son côté, Churchill brilla d’une gloire en trompe-l’œil. Cependant, deux guerres fratricides mondialisées avaient de facto traduit le suicide collectif de l’Europe, en toutes ses composantes. Puis, face à la menace soviétique, nous nous étions endormis dans la torpeur de la Pax Americana. Maintenant, plus de doute : le parapluie américain s’est réduit à une entreprise de vente d’équipements militaires, sans inspiration ni vision, et nous n’avons d’autre choix que de reprendre notre destin en mains. Sans parler de nos petits États-nations, comment voyons-nous notre avenir ? Dans l’avènement d’une Europe souveraine ? Ou dans celui, très discret, d’une sorte de Suède des années quarante, voire d’une espèce de grande Suisse satisfaite et repue ? Les Européens doivent savoir ce qu’ils veulent. Ils ne peuvent se contenter d’élever de minables barricades et de repousser les malheureux qui nous avaient fait confiance.
Nous sommes près de cinq cents millions d’Européens, fiers de leurs « valeurs » et jouissant, sinon tous individuellement du moins collectivement, d’une opulence certaine. Qu’allons-nous faire, que faisons-nous, maintenant, tout de suite, face aux mains désespérées que tendent vers nous un demi-million d’Afghans, parmi lesquels beaucoup sont plutôt “éclairés” ? Qu’évoquons-nous mollement et sans honte ? La prise en charge si nous parvenons à les exfiltrer, d’au mieux quelques milliers de femmes, d’enfants et d’hommes terrorisés et forcément lucides quant à l’horreur certaine qui leur est annoncée ! Pour eux, nous étions le modèle. Peuvent-ils compter sur nous ? Quel avenir notre Europe se prépare-t-elle ? Sommes-nous déjà mithridatisés par notre extrême-droite raciste, populiste et nationaliste ? Serait-ce cela une Europe fière et souveraine ? Ce n’est pas de politique intérieure qu’il s’agit, mais bien d’une question d’image à l’extérieur, doublée d’une préoccupation existentielle.
Qui oserait désormais accorder le moindre crédit à l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord ? Les États-Unis d’Amérique nous suggèrent indirectement mais clairement que ce traité a perdu toute substance. Il ne s’agissait pas de patrouilles aériennes le long des frontières des États baltes. Et certes, l’Afghanistan n’est pas signataire de ce traité et l’OTAN en tant que telle n’avait rien à faire dans cette galère. Les actes d’héroïsme n’avaient pourtant pas manqué depuis vingt ans. Mais devant tant de désinvolture et de couardise soudaines, qui parmi ses membres peut encore sincèrement croire à son efficacité ? L’OTAN n’est pas décérébrée : elle n’a plus d’âme, elle est morte, subissant un sort semblable à celui de la Société des Nations.
Dilemme de l’Europe souveraine : c’est un fait oublié que l’état de droit, son fondement affiché, si cher au cœur des fédéralistes, reste intrinsèquement instable et que, fragile par nature, la démocratie est menacée en permanence. Depuis une dizaine d’années, l’Europe a dû prendre conscience qu’elle avait des frontières et que tout le monde n’était pas en adoration devant elle. Face aux menaces extérieures protéiformes et ubiquitaires, asymétriques et cybernétiques comprises, quelle véritable dissuasion un Soft-Power imaginaire nous offre-t-il ? Pour vivre durablement en paix, pouvons-nous nous passer d’un bouclier militaire européen digne de ce nom et d’une force d’intervention rapide, dispositif que nous maîtriserons de plein droit, en continuant bien sûr à tisser des alliances ? Toute honte bue, ressaisissons-nous ! Pas demain, dans un avenir vague, mais maintenant, tandis que l’écho du coup de semonce afghan est encore audible. Notre civilisation est en jeu.
François Mennerat
19 août 2021